18

 

 

— Nous devons arrêter, Votre Majesté.

Pour toute réponse, la reine s’est contentée d’un geste vif de la main qui pouvait passer pour un assentiment.

Terry était complètement exténuée, à tel point que si elle ne s’était pas tenue à la rampe d’escalier, elle se serait effondrée. Sur le balcon, Patsy paraissait presque aussi hagarde. Avec sa tête de premier de la classe, le petit Bob semblait en pleine forme, en revanche. Il faut dire qu’il avait eu la bonne idée de s’asseoir avant de commencer. Sur un signe d’Amélia, tous ont entrepris de rompre le sort qu’ils venaient de jeter et, peu à peu, cette étrange impression de mystère qui flottait dans l’air s’est dissipée.

Amélia s’est ensuite dirigée vers l’espèce d’abri de jardin qui occupait un coin de la cour pour aller chercher des chaises pliantes. Sigebert et Wybert étant incapables d’en comprendre le mécanisme, Amélia et Bob se sont chargés de les installer. Une fois la reine, Amélia et les deux autres sorcières assises, il ne restait qu’une chaise de libre. Après un échange de regards avec les quatre vampires, c’est moi qui en ai hérité.

— Et on sait tous ce qui s’est passé le lendemain, ai-je soupiré.

Je me sentais un peu ridicule, avec ma robe habillée et mes hauts talons. Il me tardait de retrouver une tenue plus décontractée.

— Euh... excusez-moi, a protesté Bob. Vous, peut-être, mais pas nous. Et on voudrait bien le savoir.

Il avait dû oublier qu’il était censé trembler comme une feuille devant la reine. Mais il y avait quelque chose de touchant, chez ce jeune sorcier aux allures de bon élève appliqué. Et puis, ils s’étaient tous donné tant de mal, ce soir. S’ils avaient envie de connaître la fin de l’histoire, pourquoi les en priver ? D’autant que Sophie-Anne n’émettait aucune objection... Même Fleur de Jade, son épée rengainée, semblait vaguement intéressée.

J’ai donc commencé mon récit.

— La nuit suivante, Waldo a attiré Hadley au cimetière avec cette légende sur Marie Laveau et cette tradition qui veut que les vampires puissent faire revenir les esprits des morts – celui de la prêtresse vaudoue, en l’occurrence. Hadley espérait qu’elle répondrait à ses questions, comme Waldo lui avait assuré qu’elle le ferait, si le rituel était correctement exécuté. Quand je l’ai rencontré, Waldo m’a bien fourni une raison pour laquelle Hadley aurait accepté de se plier à ce rituel. Mais je sais maintenant qu’il mentait. Il n’empêche que Hadley avait une bonne raison de le suivre.

La reine a hoché la tête en silence.

— Je crois qu’elle voulait savoir à quoi Jake allait ressembler quand il se réveillerait, ai-je enchaîné, et ce qu’elle devrait faire de lui. Elle n’avait pas pu se résoudre à le laisser mourir, comme vous l’avez vu, mais elle ne voulait avouer à personne qu’elle avait créé un nouveau vampire – et encore moins qu’elle avait vampirisé un loup-garou...

Quel public, mes amis ! Accroupis de part et d’autre de la reine, Sigebert et Wybert semblaient absolument captivés par mon histoire. Amélia et ses collègues étaient fort logiquement impatients de connaître la trame sur laquelle s’étaient tissés les événements auxquels ils venaient d’assister. Et Fleur de Jade ne me quittait pas des yeux. Seul André semblait dénué de curiosité. De toute façon, il était bien trop occupé à jouer son rôle de garde du corps attitré de Sa Majesté, scrutant constamment la cour et le ciel pour parer à toute attaque éventuelle.

— Il n’est pas impossible non plus que Hadley ait attendu du spectre de la célèbre prêtresse des conseils sur la façon de regagner le cœur de la reine... Sans vouloir vous offenser, madame, ai-je précipitamment ajouté, après m’’être souvenue, un peu tard, que l’intéressée était assise à deux pas de moi, sur une chaise de jardin avec le prix encore accroché au dossier.

La reine a balayé mes scrupules d’une chiquenaude. Elle paraissait plongée dans ses pensées, si profondément même que je n’étais pas sûre qu’elle ait fait très attention à ce que je disais.

Je l’ai alors entendue déclarer, à ma grande stupéfaction :

— Ce n’est pas Waldo qui a saigné Jake Purifoy. Il ne pouvait pas prévoir que cette habile sorcière prendrait l’ordre de garder l’appartement de Hadley intact au pied de la lettre et qu’elle jetterait ce sort de stase magique. Non, Waldo avait fomenté son plan bien avant. Mais celui qui a tué Jake Purifoy en avait un autre. Peut-être voulait-il faire accuser Hadley de la mort de Jake et de sa vampirisation. Cela l’aurait conduite tout droit en prison, dans une de ces inviolables cellules pour vampires. Ou peut-être le meurtrier espérait-il que Jake tuerait Hadley à son réveil, trois jours plus tard. Ce qui se serait sans doute effectivement produit...

Amélia s’efforçait d’afficher une mine humble, mais elle avait du mal. Elle aurait pourtant dû rester modeste. Si elle avait jeté ce sort, c’était pour que l’appartement n’empeste pas quand il serait finalement rouvert. C’était la seule et unique raison. Elle le savait et je le savais. Mais il fallait reconnaître qu’en tant que sorcière, elle avait vraiment fait du bon boulot, et je m’en serais voulu de crever sa petite bulle d’autosatisfaction.

Elle n’a pas eu besoin de moi pour ça.

— Ou peut-être que quelqu’un a payé Waldo pour faire disparaître Hadley de la circulation, d’une manière ou d’une autre, a-t-elle lancé gaiement.

J’ai dû dresser mes barrières mentales en catastrophe : pris de panique, Terry, Patsy et Bob émettaient tous de tels signaux de détresse que j’avais l’impression d’avoir été changée en standard du SAMU. Ils savaient qu’avec sa spontanéité habituelle, Amélia venait de mettre les pieds dans le plat et, probablement, de mécontenter la reine. Or, quand la reine de Louisiane était contrariée, son entourage avait une furieuse tendance à s’agiter.

Ça n’a pas loupé. La reine s’est levée d’un bond. Du coup, tout le monde s’est empressé d’en faire autant, avec plus ou moins d’agilité et d’élégance. Amélia, qui venait justement de replier les jambes sous sa chaise, s’est montrée la plus empotée du lot. Bien fait ! Elle ne l’avait pas volé. Fleur de Jade s’est brusquement écartée des autres vampires. Bizarre... Mais peut-être avait-elle simplement besoin de place pour pouvoir manier son épée plus à son aise. Apparemment, à part moi, seul André avait remarqué son mouvement. Il avait les yeux rivés sur l’Asiatique.

J’ignore ce qui se serait passé si Quinn n’était pas arrivé à ce moment-là.

Il est descendu de sa grosse voiture noire et, ignorant superbement la scène dramatique qui se jouait sous ses yeux, s’est dirigé vers moi. Avec un naturel assez déconcertant, il a passé un bras autour de mes épaules et s’est penché pour me donner un baiser... léger ? Je ne sais pas trop comment comparer les baisers. Je ne suis pas experte en la matière. Tous les hommes embrassent différemment, non ? Et ça révèle un peu de leur personnalité, je crois. Quinn m’a embrassée... comme si on était en train de poursuivre une conversation, voilà.

— Dis-moi, bébé, c’est une idée ou je tombe à pic ? m’a-t-il demandé. Mais qu’est-ce que tu as au bras ?

La tension est un peu retombée. Je l’ai présenté à tout le monde. Il connaissait les vampires, mais pas les humains. Il m’a lâchée pour se plier aux salutations d’usage. Patsy et Amélia le connaissaient manifestement de réputation et faisaient de leur mieux pour ne pas avoir l’air trop impressionnées de le rencontrer.

— J’ai été mordue, Quinn, lui ai-je dit, répondant à sa deuxième question.

Il a attendu la suite, en me regardant avec la plus grande attention.

— J’ai été mordue par un... C’est-à-dire que... J’ai bien peur qu’on n’ait retrouvé ton employé, lui ai-je annoncé sans ménagement. Il s’appelait Jake Purifoy, n’est-ce pas ?

— Quoi ?

Dans la lumière tamisée de la cour, je l’ai vu changer de visage. Il était sur la défensive, à présent. Il sentait le coup venir et s’attendait au pire. Pas étonnant, quand on voyait en quelle charmante compagnie je me trouvais.

— On l’a saigné et laissé pour mort dans cette cour. Pour lui sauver la vie, Hadley l’a vampirisé.

Il lui a fallu un petit moment pour tout enregistrer. Quand il a finalement saisi l’énormité de ce qui s’était passé, j’ai cru qu’il avait été changé en statue de sel.

— La vampirisation s’est faite sans le consentement de l’intéressé, naturellement, lui a expliqué la reine. Jamais un lycanthrope n’aurait accepté de devenir l’un d’entre nous, cela va de soi.

Si Sa Majesté pouvait sembler grinçante, il n’y avait rien là de très surprenant. Les lycanthropes et les vampires se méprisent cordialement, et seule la nécessité de s’allier contre le monde extérieur, le monde « normal », empêche ce dégoût à peine voilé de tourner à la guerre ouverte.

— Je suis allée chez toi, m’a alors subitement annoncé Quinn. Je voulais savoir si tu étais rentrée de La Nouvelle-Orléans avant de venir ici pour chercher Jake. Qui a brûlé un démon sur ton gravier ?

— Magnolia, l’émissaire de la reine, a été assassinée en venant me délivrer son message, lui ai-je expliqué.

Il y a eu un mouvement de surprise parmi les vampires. La reine avait été immédiatement mise au courant, bien sûr. Maître Cataliades y avait veillé. Mais personne d’autre n’avait eu vent du décès de Magnolia.

— On meurt beaucoup dans ta cour, bébé, a commenté Quinn d’une voix absente.

Je ne voyais pas vraiment l’utilité de me faire ce genre de réflexion en public, mais je ne pouvais pas lui en vouloir non plus : il est des constatations, comme ça, qui vous trottent dans la tête et vous échappent malgré vous.

— Il n’y a eu que deux cas, ai-je protesté, après avoir effectué un rapide calcul. On peut difficilement appeler ça « beaucoup ».

Évidemment, si on comptait les morts à l’intérieur de la maison... J’ai préféré ne pas poursuivre dans cette voie.

— Vous savez quoi ? s’est alors écriée Amélia, d’une voix un peu trop haut perchée pour être honnête. Je pense que moi, Bob et les autres, on va aller faire un petit tour à la pizzeria du coin de la rue. Si vous avez besoin de nous, vous savez où nous trouver. D’accord ?

En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, Amélia, Bob, Patsy et Terry avaient traversé la cour, droit vers la sortie. Leur souveraine n’intervenant pas, les vampires se sont écartés pour les laisser passer.

Si seulement j’avais pu les suivre ! Hé ! Mais, après tout, qu’est-ce qui m’en empêchait ? Je n’avais pas plus tôt lorgné vers le porche que Fleur de Jade bondissait pour me barrer la route. Ses yeux rivés sur moi semblaient deux puits noirs dans son visage lunaire. En voilà une qui ne pouvait pas me sentir ! André, Sigebert et Wybert n’avaient rien contre moi – à mon avis, je leur étais parfaitement indifférente –, et Rasul se disait peut-être que je ne serais pas une mauvaise affaire pour s’amuser une petite heure, mais Fleur de Jade aurait adoré me décapiter d’un coup d’épée, c’était clair comme de l’eau de roche. Si je ne pouvais pas lire dans les pensées des vampires (à l’exception de quelques flashs, de temps à autre. Mais vous gardez ça pour vous, hein ?), je le voyais à son attitude et à l’expression de son regard : le corps, lui, ne ment pas.

J’ignorais la raison de cette animosité à mon égard et, sur le moment, je n’ai pas pensé que ça avait grande importance.

Pendant ce temps, la reine avait réfléchi.

— Rasul, nous allons bientôt rentrer, a-t-elle annoncé à son chauffeur, qui s’est incliné devant elle, avant de se diriger prestement vers la limousine. Mademoiselle Stackhouse... a-t-elle enchaîné en se tournant vers moi.

Elle m’a pris la main pour m’emmener au premier, entraînant André dans son sillage, comme s’il était attaché à elle par quelque invisible lien. Je devais constamment réprimer l’envie quasi irrésistible de retirer ma main. Celle de la reine était rêche et glacée, bien sûr, et ses doigts enfermaient les miens dans une poigne de fer, bien qu’elle fasse manifestement attention à ne pas trop serrer. J’étais si près d’elle, de cette vampire sans âge, que, telle une corde de violon sous l’archet, je vibrais. Comment diable Hadley avait-elle fait pour supporter ça ?

Sophie-Anne m’a conduite dans l’appartement et a refermé la porte derrière nous. Même avec leur ouïe hors du commun, il était peu probable que les autres vampires puissent nous entendre. Et c’était bel et bien le but recherché : les premiers mots de la reine me l’ont confirmé.

— Ce que je m’apprête à vous dire ne devra pas sortir d’ici.

J’ai hoché la tête, muette d’appréhension.

— Mon existence en ce monde a commencé dans le Nord de la France, il y a... mille... onze cents ans.

J’ai soudain eu du mal à avaler ma salive.

— C’était en Lotharingie, royaume disparu dont une partie correspond à la Lorraine d’aujourd’hui, je crois, a-t-elle enchaîné. Au siècle dernier, j’ai cherché l’endroit exact où se sont déroulées mes douze premières années, mais je ne l’ai pas retrouvé.

« Ma mère avait épousé l’homme le plus riche du bourg – ce qui revient à dire qu’il avait deux cochons de plus que tout le monde. Je m’appelais alors Judith.

Je m’efforçais de ne manifester qu’un intérêt poli (ce n’était pas gagné). Je n’aurais pas voulu avoir l’air trop gourde. Mais j’étais complètement fascinée.

« Je devais avoir dix ou douze ans quand un colporteur est arrivé au bourg. Cela faisait six mois que nous n’avions vu d’étranger. Nous étions très excités par l’arrivée de ce nouveau visage.

Elle ne souriait pas, ne manifestait rien de ce qu’elle disait avoir ressenti. C’était juste un fait. Elle a haussé les épaules.

« Il était porteur d’une maladie qui nous était alors inconnue. Je pense, aujourd’hui, que c’était une forme de grippe. En quinze jours, tout le village était mort. Il ne restait plus que moi et un garçon un peu plus âgé.

Il y a eu un moment de silence, le temps pour nous d’essayer d’imaginer une chose pareille. Enfin, pour moi, en tout cas. Pour ce qui était d’André, il aurait tout aussi bien pu penser au prix des bananes au Guatemala.

— Clovis ne m’aimait guère, a repris Sophie-Anne. Je ne sais plus pourquoi. Nos pères... Non, je ne m’en souviens pas. Sans doute en eût-il été tout autrement s’il avait éprouvé un tant soit peu d’affection pour moi. Mais, les choses étant ce qu’elles étaient, il m’a violée, puis m’a emmenée avec lui dans le bourg voisin, où il a commencé à me vendre au plus offrant. Pour de l’argent, bien entendu, ou même pour de la nourriture. Bien que cette grippe mortelle ait ravagé toute la région, ni Clovis ni moi n’avons jamais été malades.

Je m’efforçais de ne pas la regarder, mais je ne savais plus où poser les yeux.

Ça a dû l’agacer, parce qu’elle m’a lancé d’un ton brusque :

— Pourquoi craignez-vous donc de me regarder dans les yeux ?

Sa façon de parler s’était peu à peu modifiée. À son accent, on aurait pu penser qu’elle venait juste d’apprendre notre langue.

— Ça me fait si mal pour vous...

— Pff ! Ne vous donnez pas cette peine. D’autant que, par la suite, alors que nous campions dans les bois, un vampire s’est chargé de lui.

Elle a semblé jubiler, cette fois, comme si elle retrouvait la jouissance qu’elle avait éprouvée alors.

« Affamé, ledit vampire s’est attaqué à Clovis en premier. Une fois rassasié, il a cependant pris le temps de réfléchir. Il m’a regardée une minute et s’est dit qu’il ne serait peut-être pas désagréable de m’avoir pour compagne de voyage. Il avait pour nom Alain. Pendant trois ans – ou peut-être davantage –, j’ai voyagé avec Alain. L’existence des vampires était tenue secrète, à l’époque, naturellement. Ils n’apparaissaient que dans les histoires de grands-mères contées à la veillée. Et Alain savait se faire discret. Il avait été prêtre, autrefois, et adorait surprendre les curés dans leur lit.

Ça l’a fait sourire. J’ai senti ma compassion fondre comme neige au soleil. Mais, déjà, elle continuait :

— Alain me promettait sans cesse de me vampiriser, car, bien évidemment, je désirais devenir comme lui. Je voulais m’approprier sa puissance.

Elle a jeté un coup d’œil vers moi. J’ai hoché la tête avec conviction. Je pouvais comprendre ça.

— Mais lui, en réalité, préférait que je reste humaine. Lorsqu’il avait besoin d’argent, de vêtements ou de nourriture pour moi, il faisait exactement ce que Clovis avait fait avant lui : il n’hésitait pas à monnayer mes charmes. Il savait que les hommes s’en rendraient compte, si j’étais comme lui : le simple contact de ma peau froide suffirait. Et il savait que je les mordrais, s’il me vampirisait. Mais j’ai fini par me lasser de ses vaines promesses.

J’ai de nouveau hoché la tête pour lui montrer que je l’écoutais. Et je suivais, effectivement, mais je me demandais où ce monologue pouvait bien nous mener et pourquoi elle me racontait cette histoire, certes captivante mais épouvantable. Pourquoi à moi ?

— Une nuit, nous sommes arrivés dans un village dont le chef savait qui était réellement Alain. Ce benêt d’Alain avait oublié qu’il était déjà passé par là et qu’il avait saigné la femme du chef de village ! Les villageois se sont donc empressés de l’attacher avec une chaîne d’argent, puis ils l’ont jeté dans une hutte, en attendant le retour de leur abbé. Ils avaient l’intention de l’exposer au soleil au cours d’une cérémonie religieuse quelconque. Pour s’assurer qu’il se tiendrait tranquille, ils ont entassé sur Alain tout ce que le village comptait d’argent et d’ail.

Elle a ricané doucement.

— Comme j’étais une humaine et qu’ils savaient à quel traitement Alain m’avait soumise, ils ne m’ont pas attachée. Puisqu’elle avait perdu une femme à cause du vampire, la famille du chef de village parlait de me prendre à son service comme esclave. Je ne savais que trop ce que cela signifiait...

L’expression qui se peignait sur son visage était à la fois bouleversante et effrayante. Quant à moi, je me tenais parfaitement immobile, tout ouïe.

— Cette nuit-là, j’ai arraché quelques planches vermoulues à l’arrière de la hutte et me suis faufilée à l’intérieur. J’ai alors dit à Alain que, s’il me vampirisait, je le délivrerais. Au terme de longues négociations, il a accepté. J’ai creusé dans le sol un trou assez grand pour m’y loger. Nous avions convenu qu’Alain me saignerait et m’enterrerait sous sa paillasse. Malgré ses entraves, il avait encore suffisamment de liberté de mouvement pour y parvenir. La troisième nuit, je me réveillerais. Je briserais alors ses chaînes et jetterais ail et bijoux d’argent au loin, dussé-je pour cela me brûler les mains. Nous pourrions ensuite nous enfuir à la faveur de la nuit.

Elle a carrément éclaté de rire.

— Mais le prêtre est rentré avant que les trois jours ne fussent écoulés. Lorsque j’ai enfin réussi à m’extraire de ma cachette, Alain n’était plus que cendres dispersées au vent depuis longtemps. La hutte dans laquelle les villageois avaient enfermé Alain était celle de l’abbé. C’est le vieil homme lui-même qui m’a relaté ce qui s’était passé.

J’avais comme l’impression que je connaissais déjà la fin, et je n’ai pas pu m’empêcher d’intervenir.

— D’accord, ai-je dit avec un sourire jusqu’aux oreilles (effet de ma nervosité). J’imagine que l’abbé a été votre premier dîner. 

— Oh, non ! s’est écriée Sophie-Anne. Je lui ai dit que j’étais l’ange de la mort et que je l’épargnais pour le récompenser de la vie vertueuse qu’il avait toujours menée.

Étant donné l’état dans lequel j’avais vu Jake Purifoy quand il s’était réveillé d’entre les morts, je pouvais mesurer l’effort monstrueux qu’avait dû fournir la jeune vampire pour ne pas saigner l’abbé.

— Qu’est-ce que vous avez fait après ça ?

— Au bout de quelques années, j’ai trouvé un orphelin, comme moi, qui errait dans les bois...

La reine s’est alors tournée vers son garde du corps.

— Nous ne nous sommes plus quittés.

Enfin, je voyais une expression apparaître sur le visage lisse d’André : une gratitude qui tenait de la dévotion.

— On le contraignait au même avilissement que j’avais connu. J’ai fait le nécessaire, a-t-elle conclu.

Un frisson m’a parcouru le dos. Qu’est-ce que vous vouliez dire après ça ? On m’aurait payée que je n’aurais pas été capable d’ouvrir la bouche.

— Si je vous ai ennuyée avec cette longue histoire – mon histoire, a repris la reine, c’est que je tenais à vous expliquer pourquoi j’avais pris Hadley sous mon aile. Elle aussi avait été violentée. Par son grand-oncle. A-t-il également abusé de vous ?

J’ai hoché la tête en silence. J’ignorais que l’oncle Bartlett s’en était pris à Hadley. En ce qui me concernait, il n’était pas allé jusqu’au bout parce que, après la mort de mes parents, j’étais allée vivre chez ma grand-mère. Mes parents ne m’avaient pas crue, mais, à l’époque où il aurait pu estimer que j’étais assez mûre pour passer à l’acte, j’avais déjà réussi à convaincre ma grand-mère que je disais la vérité. Évidemment, Hadley était plus âgée que moi... On avait plus de choses en commun que je ne l’aurais imaginé, ma cousine et moi même » ;

— Je suis désolée. Je ne savais pas. Merci de me l’avoir dit.

— Hadley parlait souvent de vous...

Oh ! Merci, Hadley ! Merci de m’avoir jetée en pâture pour te faire mousser. Alors, c’est grâce à toi que j’ai touché le fond ? Trop aimable, vraiment !

— C’est ce que j’ai cru comprendre, ai-je rétorqué d’une voix cassante, aussi dure et froide que du verre.

— Vous m’en voulez d’avoir envoyé Bill enquêter sur vous pour savoir si vous pourriez m’être de quelque utilité.

J’ai respiré un bon coup et je me suis forcée à desserrer les dents.

— Non, je ne vous en veux pas. Ce n’est pas votre faute si vous êtes comme ça. Et puis, vous ne me connaissiez même pas.

J’ai respiré encore une fois, bien profondément, fermement décidée à remettre les pendules à l’heure.

— Mais j’en veux terriblement à Bill : il me connaissait, lui, ce qui ne l’a pas empêché, en parfait calculateur, de mener sa mission à bien, et ce avec la plus grande minutie et la plus abjecte perfidie.

Il fallait que je refoule cette maudite douleur, bon sang !

— Et puis, qu’est-ce que ça peut bien vous faire, à vous ? lui ai-je finalement lancé, d’un ton qui frisait dangereusement l’insolence.

— Cela m’importe pour la bonne et simple raison que Hadley vous chérissait.

Je ne m’attendais pas à ça.

— Eh bien, je ne l’aurais pas deviné, vu la façon dont elle me traitait quand elle était ado !

J’avais apparemment choisi la voie de la franchise pure et dure – qu’on ne risquait pas de confondre avec celle de la sagesse, en l’occurrence.

— Elle l’a regretté par la suite. Surtout quand, devenue vampire, elle a découvert ce que c’était que d’appartenir à une minorité. Même ici, à La Nouvelle-Orléans, les préjugés ont la vie dure. Nous parlions fréquemment de son existence passée, dans l’intimité.

Je ne savais pas ce qui me dérangeait le plus : l’idée que la reine ait couché avec ma cousine ou qu’elles aient parlé de moi sur l’oreiller après.

Je me moque royalement de ce que font deux adultes consentants au lit, pour peu que les deux parties se soient entendues au préalable. Mais je ne tiens pas particulièrement à entrer dans les détails non plus.

Apparemment, on était parties pour une longue conversation, et j’avais hâte que la reine en vienne au fait.

— Quoi qu’il en soit, a justement conclu Sophie-Anne au même moment, je vous suis reconnaissante de m’avoir permis, par l’intermédiaire des sorciers, de me faire une meilleure idée de la façon dont Hadley nous a quittés. Et vous m’avez également permis de découvrir que j’étais la cible d’un complot bien plus vaste que de simples manigances nées de la jalousie de Waldo.

Ah, oui ?

— J’ai donc une dette envers vous. Dites-moi ce que je pourrais faire pour m’en acquitter.

— Ah ! Euh... me faire livrer tout un tas de cartons pour que je puisse emballer les affaires de Hadley et retourner à Bon Temps ? Trouver quelqu’un pour emporter ce que je ne veux pas et le donner à une œuvre de charité ?

La reine a baissé les yeux. J’aurais juré qu’elle essayait de réprimer un sourire amusé.

— Oui, je pense que je peux faire cela. Demain, je vous enverrai un humain qui se chargera des démarches nécessaires.

— Et si quelqu’un pouvait embarquer les trucs que je veux garder dans un camion et les déposer à Bon Temps, ce serait encore mieux. Peut-être même que je pourrais profiter du voyage pour rentrer chez moi...

— Aucun problème.

Et, maintenant, la grosse faveur...

— Est-ce qu’il faut vraiment que je vienne avec vous à cette conférence ?

— Oui.

D’accord. Fin de non-recevoir.

— Mais je vous paierai. Vous serez même très largement dédommagée.

Ça m’a ragaillardie. Il me restait un peu d’argent sur ce que j’avais gagné pour mes derniers services rendus aux vampires. Et ça m’avait fait de sacrées vacances, économiquement parlant, quand Nikkie m’avait « vendu » sa voiture pour un dollar symbolique. Mais j’étais tellement habituée à tirer le diable par la queue qu’une petite rallonge était toujours la bienvenue. J’avais constamment peur qu’une catastrophe quelconque me tombe sur la tête – que je me casse une jambe, que le fichu toit en tôle que ma grand-mère avait tellement tenu à garder s’envole avec un bon coup de vent, ou un truc de ce style.

— Vous ne voulez pas garder quelque chose de Hadley ? lui ai-je demandé, mes pensées ayant subitement dévié pour laisser derrière elles le sujet « indemnités ». Vous savez, un souvenir ?

Il y a alors eu comme un éclair dans ses yeux qui m’a alertée.

— Vous lisez dans mes pensées ! s’est-elle exclamée avec un soupçon d’accent français absolument craquant.

Oh oh ! Ce soudain passage au registre « charme » ne me disait rien qui vaille.

— J’avais justement prié Hadley de cacher quelque chose pour moi, a-t-elle roucoulé. Si jamais vous le découvrez en triant ses affaires, j’aimerais beaucoup le récupérer.

— À quoi ça ressemble ?

— C’est un bijou, un cadeau de fiançailles de mon cher époux. Il se trouve que je l’ai laissé ici avant mon mariage.

— Mais vous pouvez regarder dans la boîte à bijoux de Hadley, si vous voulez. Si ce bijou vous appartient, il est tout à fait normal que vous le repreniez.

— C’est très aimable à vous, m’a-t-elle dit, son visage recouvrant aussitôt son habituelle impassibilité. Il s’agit d’un diamant, un gros diamant serti dans un bracelet de platine.

Je ne me rappelais pas avoir vu quoi que ce soit de ce genre dans les affaires de ma cousine, mais je n’avais pas regardé très attentivement. J’avais prévu d’emporter la boîte à bijoux de Hadley sans l’ouvrir pour pouvoir choisir à loisir ce qui me plairait, une fois rentrée à Bon Temps.

— Je vous en prie, allez-y, lui ai-je proposé. Je sais que ça vous mettrait dans une situation délicate par rapport à votre mari s’il apprenait que vous avez perdu un de ses cadeaux.

— Oh ! a-t-elle fait avec un soupir théâtral. Vous ne croyez pas si bien dire !

Et elle a fermé les yeux, comme si son anxiété dépassait tout ce qu’elle aurait pu exprimer.

— André, a-t-elle finalement ordonné.

L’intéressé a immédiatement filé dans la chambre de Hadley. Après son départ, la reine m’a semblé étrangement incomplète. Je me suis alors demandé pourquoi André ne l’avait pas accompagnée à Bon Temps et, sur un coup de tête, je lui ai posé la question.

Elle m’a dévisagée. Il n’y avait aucune expression dans ses yeux cristallins.

— Je n’étais pas censée quitter la région, m’a-t-elle expliqué. Je savais que si André se montrait à La Nouvelle-Orléans en mon absence, tout le monde présumerait que j’y étais également.

L’inverse était-il vrai ? Si la reine restait ici, tout le monde supposerait-il qu’André était forcément en ville ? Ça m’a fait penser à un truc, mais l’idée s’est envolée avant que j’aie eu le temps de l’attraper.

André est revenu à ce moment-là. Il n’a eu qu’à secouer la tête – un signe à peine perceptible – pour informer Sa Majesté qu’il n’avait pas trouvé ce qu’elle cherchait. Pendant un instant, Sophie-Anne a semblé extrêmement contrariée.

— Hadley a fait cela dans un mouvement d’humeur...

Elle chuchotait presque. Sur le coup, j’ai même cru qu’elle monologuait.

— Mais, même de là où elle est, elle peut encore me nuire : cet enfantillage risque de me faire tomber de mon trône...

— Je garderai cette histoire de bracelet à l’esprit, lui ai-je assuré.

Je me doutais bien que la valeur du bijou n’était pas uniquement marchande.

— Ce bracelet aurait-il été laissé ici la nuit qui a précédé votre mariage ? ai-je demandé.

Je soupçonnais ma cousine d’avoir volé le bracelet pour se venger, parce qu’elle était vexée que la reine se marie. Ça lui ressemblait assez. Dommage que je n’aie pas été au courant de cette histoire avant : j’aurais demandé aux sorciers de remonter encore plus loin dans le temps, pendant leur reconstitution ectoplasmique. On aurait pu voir Hadley cacher l’objet du délit.

— Je dois le récupérer, a affirmé Sa Majesté avec un petit coup de menton décidé. Ce n’est pas tant sa valeur qui me préoccupe, vous comprenez ? Chez les vampires, l’union de deux souverains n’a rien d’un mariage d’amour, mais pour nous, perdre un présent nuptial est une grave offense. Et notre bal pour la Fête du printemps doit avoir lieu dans deux nuits. Le roi entend bien me voir porter les bijoux qu’il m’a offerts à cette occasion. Sinon...

Elle a laissé sa phrase en suspens. André lui-même en aurait presque paru inquiet.

— Je vois ce que vous voulez dire.

J’avais déjà remarqué la tension qui régnait dans les couloirs du QG de Sa Majesté. Si jamais le bracelet était perdu, il faudrait laver l’injure. On le lui ferait payer. Et au prix fort.

— S’il est ici, vous le récupérerez, lui ai-je promis. D’accord ?

— D’accord. André, je ne peux pas m’attarder davantage. Fleur de Jade ne va pas manquer de rapporter que je suis restée ici avec Sookie. Sookie, nous devrons prétendre avoir fait l’amour.

— Désolée, mais, sans vouloir vous offenser, n’importe quelle personne qui me connaît un minimum vous dira que je ne mange pas de ce pain-là. J’ignore à qui Fleur de Jade fera son rapport (bien sûr que je le savais ! Et c’était au roi. Mais je ne pensais pas qu’il aurait été très diplomate de ma part de balancer un « Je vois le problème » pour le moment), mais si les gens que vous craignez ont bien fait leur boulot, ils le lui confirmeront. Tout le monde le sait. Je suis comme ça et pas autrement.

— Peut-être pourrions-nous dire que vous avez eu ce genre de relation avec André, dans ce cas, a suggéré Sa Majesté d’une voix posée. Et que vous m’avez autorisée à regarder.

« C’est votre façon de procéder habituelle ? » C’est la première question qui m’est venue à l’esprit, suivie de près par : « C’est une faute impardonnable de perdre un bracelet, mais c’est normal d’assister à une partie de jambes en l’air ? » J’ai préféré me taire. Quelles que soient mes préférences en matière de sexe, si on m’avait posé un pistolet sur la tempe, j’aurais encore préféré coucher avec la reine, pour la bonne et simple raison qu’André me filait la chair de poule. Mais s’il s’agissait seulement de faire semblant...

Avec une rigueur toute professionnelle, André a d’abord ôté sa cravate, l’a pliée et l’a mise dans sa poche, puis a déboutonné sa chemise. De l’index, il m’a ensuite fait signe d’approcher. Je me suis exécutée à contrecœur. Je restais sur mes gardes. Il m’a prise dans ses bras et m’a serrée contre lui. Puis, sans crier gare, il s’est penché sur mon cou. Pendant une fraction de seconde, j’ai bien cru qu’il allait me mordre. Panique à bord ! Mais il s’est contenté d’inhaler (acte qui n’a rien d’automatique, chez un vampire, puisque les vampires ne respirent pas, au cas où vous l’auriez oublié).

— Posez vos lèvres ici, m’a-t-il ordonné en désignant sa gorge, après m’avoir humée de plus belle (mais qu’est-ce qu’il avait à me renifler comme ça ?). J’aurai ainsi la marque de votre rouge à lèvres dans le cou.

J’ai obéi. Autant embrasser un pain de glace.

— Mmm... ce subtil parfum de fée... J’adore. Crois-tu qu’elle le sache ? Qu’elle a du sang de fée, j’entends ? a-t-il demandé à Sophie-Anne, pendant que je laissais l’empreinte de mes lèvres dans son cou.

Je me suis brusquement redressée et je l’ai regardé dans les yeux. Il m’a rendu mon regard sans ciller. Et, soudain, j’ai compris pourquoi il m’enlaçait si étroitement : il voulait s’imprégner de mon odeur et m’imprégner de la sienne, comme si on avait réellement fait l’amour. Il n’avait vraiment pas d’autre idée en tête. Ouf !

— Quoi ?

J’avais dû mal comprendre.

— Que j’ai quoi ? ai-je néanmoins insisté.

— Ah ! Pour cela, il a un flair infaillible, mon André ! s’est exclamée la reine, une pointe de fierté dans la voix.

— J’ai passé une partie de la journée avec mon amie Claudine, leur ai-je alors expliqué. Or, Claudine est une fée. L’odeur qu’André a sentie est la sienne.

Je devais vraiment avoir besoin d’une douche, moi.

— Vous permettez ?

Sans attendre ma réponse, André a planté son ongle dans mon bras, juste au-dessus de mon bandage.

— Aïe !

Un peu tard pour protester.

Il a laissé quelques gouttes de sang couler de son doigt dans sa bouche, les a goûtées avec des mines d’œnologue averti, avant de décréter :

— Non, cela n’a rien à voir avec vos fréquentations. C’est dans votre sang.

Tout en énonçant son verdict, il me toisait avec autorité, d’un air qui semblait signifier qu’en la matière, on pouvait prendre tout ce qu’il disait pour argent comptant.

— Vous avez du sang de fée dans les veines, a-t-il insisté. Peut-être votre grand-mère ou votre grand-père étaient-ils de nature féerique.

— Je n’en ai pas la moindre idée, ai-je avoué.

Je savais que je devais passer pour une demeurée, mais comment répondre autrement ?

— Si l’un de mes grands-parents n’était pas humain à cent pour cent, personne dans la famille n’a cru bon de m’en informer.

— Cela ne m’étonne nullement, a commenté la reine, comme s’il s’agissait d’une banalité affligeante. La plupart des humains d’extraction féerique cachent leurs origines parce qu’ils n’y croient pas vraiment. Ils préfèrent invoquer la folie pour expliquer les bizarreries de leurs parents. En tout cas, cela explique pourquoi vous avez plus de prétendants de notre monde que d’admirateurs humains.

— Si je n’ai pas d’admirateurs humains, comme vous dites, c’est parce que je n’en veux pas, ai-je rétorqué, piquée au vif. Je peux lire dans leurs pensées, et ça me suffit pour les déclarer hors course – quand ils ne sont pas déjà dégoûtés par ma réputation de cinglée, me suis-je crue obligée d’ajouter.

— Triste constat sur la nature humaine, en vérité, qu’aucun humain ne trouve grâce aux yeux de qui peut lire dans ses pensées, en a conclu la reine.

On est redescendus peu après, André en premier, la reine derrière lui, et moi qui fermais la marche. André avait tenu à ce que j’enlève mes chaussures et mes boucles d’oreilles. Il s’agissait de faire croire que je m’étais déshabillée et que j’avais juste pris le temps de remettre ma robe.

Les autres vampires attendaient toujours patiemment dans la cour. En nous voyant apparaître dans l’escalier, tous se sont mis au garde-à-vous. Fleur de Jade n’a rien laissé paraître de ce qu’elle ressentait tandis qu’elle relevait, un à un, tous les indices indiquant ce que nous étions censés avoir fait, au cours de notre demi-heure d’absence. Du moins ne semblait-elle pas sceptique. Les Bert ont pris un air entendu, mais indifférent, comme si le fait que leur reine bien-aimée assiste aux ébats de son garde du corps attitré avec une inconnue était monnaie courante.

Posté sous le porche, devant la limousine dont il s’apprêtait à prendre le volant, Rasul n’a guère eu que la légère moue dépitée de celui qui n’a pas été invité à la fête. En revanche, Quinn pinçait tellement les lèvres qu’on n’aurait même pas pu y glisser une feuille de papier à cigarette. J’allais avoir du boulot pour recoller les morceaux.

Pourtant, la reine m’avait bien dit, au moment où on sortait de chez Hadley, de ne rien répéter à personne – et elle avait bien insisté : personne. Il ne me restait plus qu’à trouver le moyen de faire comprendre à Quinn de quoi il retournait... sans lui dire explicitement ce qui s’était passé. Pas gagné.

Sans discuter et sans bavardage inutile, les vampires sont montés dans la limousine. Il y avait tant d’idées, d’hypothèses, de conjectures qui se bousculaient dans ma tête que j’en étais comme sonnée. J’avais hâte de dire à mon frère qu’en définitive, il n’était pas si irrésistible que ça, que c’était juste l’effet du sang de fée qui coulait dans ses veines... Ah, mais non ! Je faisais fausse route. André avait laissé entendre que les humains n’étaient pas affectés par la présence des fées comme l’étaient les vampires. Autrement dit, que les humains ne voulaient pas les saigner, ce qui ne les empêchait pas de leur trouver un certain sex-appeal (il suffisait de voir l’émeute que provoquait Claudine à chacune de ses apparitions Chez Merlotte). Et André avait ajouté que les Cess étaient également attirées par les fées, à ceci près que, contrairement aux vampires, elles n’avaient pas l’intention d’en faire leur dîner. Ce cher Éric, comme il allait être soulagé ! Il serait si content d’apprendre qu’il n’avait pas de réelle affection pour moi : ce n’était que l’effet du sang de fée, depuis le début !

J’ai suivi des yeux la limousine royale qui s’éloignait. Tandis que je luttais désespérément contre le déferlement d’au moins six émotions différentes, Quinn, lui, n’en combattait qu’une.

Il s’est planté juste devant moi, les traits défigurés par la colère.

— Comment est-elle parvenue à te persuader de faire une chose pareille, Sookie ? a-t-il grondé. Si tu avais crié, j’aurais accouru. À moins que ce ne soit toi qui aies voulu ? J’aurais pourtant juré que ce n’était pas ton genre.

— Je n’ai couché avec personne ce soir, ai-je répliqué en le regardant droit dans les yeux.

Après tout, ce n’était pas comme si je dévoilais quelque chose que la reine m’avait dit. Je ne faisais que... dissiper un malentendu.

— Si les autres pensent le contraire, c’est parfait, ai-je prudemment ajouté. Tous les autres, sauf toi.

Il m’a dévisagée un long moment en silence, son regard scrutant le mien comme s’il cherchait à lire quelque chose d’écrit sur ma rétine.

— Et... voudrais-tu coucher avec quelqu’un ce soir ? m’a-t-il finalement demandé.

Puis il m’a embrassée. Très, très longtemps. Les sorciers ne revenaient pas, les vampires étaient partis pour de bon, et nous restions collés l’un à l’autre dans la nuit. Cette étreinte-là était aussi différente de celle d’André qu’on puisse imaginer. Quinn était chaud, et je sentais ses muscles sous sa peau. Je l’entendais respirer, je percevais les battements de son cœur contre ma poitrine. Je pouvais aussi percevoir le bouillonnement de ses pensées (qui étaient, pour l’heure, essentiellement focalisées sur le lit qui devait bien se trouver quelque part, là-haut, dans l’appartement de ma cousine). Il aimait mon odeur, ma peau, mes lèvres sur les siennes... Et une grande partie de son être était là pour en témoigner. Une partie qui en témoignait d’ailleurs de façon très palpable entre nous.

Je n’avais eu que deux amants dans ma vie et, chaque fois, ça avait mal tourné. Je n’avais pas pris le temps de bien les connaître avant. J’avais suivi mon instinct, cédé à une impulsion. Il faut toujours tirer les leçons de ses erreurs. Mais, à cet instant précis, je ne me sentais pas vraiment d’humeur à les analyser...

Heureusement pour moi, et pour ma volonté qui battait de l’aile, le portable de Quinn a choisi ce moment-là pour sonner. Dieu bénisse ce téléphone ! J’avais été à deux doigts de jeter mes bonnes résolutions aux orties. Et tout ça parce que j’avais eu peur, que je m’étais sentie terriblement seule toute la soirée et que la présence de Quinn me rassurait. Elle m’était presque devenue familière, maintenant. Et puis, il me désirait tellement !

Cependant, Quinn n’était manifestement pas parvenu aux mêmes conclusions que moi, et il a maudit l’engin en question quand il a sonné pour la deuxième fois.

— Pardon, a-t-il dit, avec, dans la voix, une rage mal contenue, avant de décrocher « ce foutu téléphone ». OK, a-t-il répondu, après avoir écouté en silence son interlocuteur. OK, j’y serai.

Et il a refermé son portable d’un claquement sec.

— Jake me demande.

Je nageais tellement entre désir torride et intense soulagement que j’ai mis un petit moment avant de faire le rapprochement. Jake Purifoy, l’employé de Quinn, en était à sa deuxième nuit en tant que vampire. Après avoir étanché sa soif aux dépens de quelque humain volontaire, il avait désormais suffisamment recouvré ses esprits pour avoir envie de parler à son boss. Il était resté suspendu entre la mort et la vie (d’outre-tombe) dans un placard pendant des semaines : il avait beaucoup de retard à rattraper.

— Alors, il faut que tu y ailles, ai-je répondu, fière de mon ton ferme et résolu. Peut-être qu’il se rappellera qui l’a attaqué. Demain, je te raconterai ce que j’ai vu ici, ce soir.

— Aurais-tu dit oui ? m’a-t-il alors demandé. Si on n’avait pas été dérangés, aurais-tu dit oui ?

J’ai réfléchi trente secondes.

— Si j’avais fait ça, je l’aurais regretté. Ne crois pas que je n’aie pas envie de toi. Bien au contraire. Mais on m’a ouvert les yeux, au cours de ces deux derniers jours. Je sais maintenant à quel point on peut m’embobiner, et je ne veux plus me faire avoir.

J’avais essayé de dire ça d’un ton dégagé, comme si de rien n’était. Personne n’aime les pleurnicheuses.

— Ça ne m’intéresse pas de commencer un truc avec quelqu’un juste parce qu’il est chaud comme la braise, sur le moment. Je ne suis pas faite pour les aventures d’un soir. Je veux être sûre, si je fais l’amour avec toi, que c’est parce que tu tiens assez à moi pour rester auprès de moi un petit bout de temps et parce que tu m’apprécies pour ce que je suis, en tant que personne, et non pour le plaisir que je peux te procurer.

Des millions de femmes à travers le monde avaient déjà dû tenir à peu près le même discours, et j’étais aussi sincère que chacune d’entre elles.

— Qui ne voudrait avoir, avec toi, qu’une aventure d’un soir ? m’a lancé Quinn, avant de s’en aller.

Quel homme !

La reine des vampires
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